Pourquoi tant de conversions à l’islam
Selon les estimations conjointes de l’Ined et de l’Insee publiées au début des années 2020, la France compterait entre 70 000 et 110 000 convertis à l’islam, chiffre considérable si l’on tient compte du climat parfois hostile à cette religion et des préjugés largement véhiculés par les médias. Chaque année, d’après le Bureau des cultes du ministère de l’Intérieur, environ 4 000 personnes embrasseraient l’islam, soit plus de dix conversions par jour.
Les chercheurs se sont longtemps intéressés aux conversions d’Occidentaux que semblait séparer de l’islam l’ensemble de leur héritage culturel, tentant d’expliquer un phénomène jugé paradoxal dans des sociétés où cette religion demeure souvent dénigrée. Beaucoup d’explications, essentiellement sociologiques, ont été proposées, mais rares sont celles qui ont souligné le rôle fondamental des pratiques et de la ferveur religieuse des musulmans, en contraste avec le matérialisme et la sécularisation des sociétés occidentales.
Le grand réformateur protestant Martin Luther, au XVIᵉ siècle, observait déjà avec étonnement l’attirance que l’islam exerçait sur ses contemporains par la discipline et la piété des fidèles. Il écrivait :
« La religion des Turcs ou de Mahomet est beaucoup plus splendide dans ses cérémonies que la nôtre, même en tenant compte des religieux et de tous les clercs. La modestie et la simplicité de leur nourriture, de leur vêtement, de leur logis et de tout le reste, ainsi que les jeûnes, les prières et les assemblées fréquentes des fidèles ne s’observent nulle part chez nous […] Les nôtres ne sont que des ombres en comparaison et notre peuple est clairement profane à côté du leur. Même les vrais chrétiens, même le Christ, même les apôtres et les prophètes n’ont jamais déployé un tel faste. Voilà pourquoi tant de gens abandonnent si facilement leur foi dans le Christ pour la foi mahométane et y adhèrent avec une si grande ténacité. Je crois sincèrement qu’aucun papiste, aucun moine, aucun clerc, ni aucun de leurs égaux dans la foi ne serait capable de conserver sa religion s’il devait passer trois jours chez les Turcs. »1
Plusieurs siècles plus tard, le sociologue français Gustave Le Bon reprenait sous un angle différent cette réflexion sur la puissance d’attraction de l’islam. Dans La Civilisation des Arabes (1884), il écrivait :
« L’islamisme peut revendiquer l’honneur d’avoir été la première religion qui ait introduit le monothéisme pur dans le monde. C’est de ce monothéisme pur que dérive la simplicité très grande de l’islamisme et c’est dans cette simplicité qu’il faut chercher le secret de sa force. Facile à comprendre, il n’offre à ses adeptes aucun de ces mystères et de ces contradictions si communs dans d’autres cultes, et qui heurtent trop souvent le bon sens. Un Dieu absolument unique à adorer, tous les hommes égaux devant lui, un petit nombre de préceptes à observer, le paradis comme récompense si on observe ces préceptes, l’enfer comme châtiment si on ne les observe pas. Rien ne saurait être plus clair ni moins prêter à l’équivoque. Le premier mahométan venu, à quelque classe qu’il appartienne, sait exactement ce qu’il doit croire et peut sans difficulté exposer les dogmes de sa religion en quelques mots. Pour qu’un chrétien puisse se risquer à parler de la Trinité, de la transsubstantiation ou de tout autre mystère analogue, il faut qu’il soit doublé d’un théologien versé dans toutes les subtilités de la dialectique. Cette extrême clarté de l’islamisme, jointe au sentiment de charité et de justice dont il est empreint, a certainement beaucoup contribué à sa diffusion dans le monde. »2 (Le Bon emploie ici le mot “islamisme” dans son sens ancien, équivalent à “islam”.)
À ces observations s’ajoutent d’autres facteurs décisifs. Beaucoup de convertis soulignent la fraternité qui lie les musulmans et qu’ils ont pu expérimenter dans leur entourage, en contraste total avec l’individualisme qui domine les sociétés occidentales contemporaines. D’autres évoquent le décalage entre l’image négative de l’islam véhiculée par les médias et la réalité bien différente qu’ils découvrent au contact quotidien des musulmans. Ce décalage les conduit souvent à entreprendre leurs propres recherches, qui débouchent pour certains sur l’adhésion à la foi islamique.
Ainsi, le phénomène des conversions à l’islam ne peut être compris à travers une seule grille d’analyse. Il résulte d’un ensemble de facteurs spirituels, intellectuels et sociaux qui se renforcent mutuellement. D’un point de vue spirituel, beaucoup de convertis évoquent la clarté du monothéisme islamique et la cohérence rationnelle du dogme, en contraste avec les doctrines plus complexes ou symboliques de leur tradition d’origine. L’islam offre une relation directe à Dieu, sans médiation cléricale, et une structure rituelle qui redonne sens, rythme et finalité à l’existence.
Sur le plan communautaire, l’islam séduit également par la fraternité concrète qui unit ses fidèles. Dans un monde marqué par l’individualisme et la solitude, la solidarité vécue au sein des mosquées et des cercles de croyants constitue souvent un puissant vecteur d’adhésion. Cette dimension collective, fondée sur la justice, la charité et l’égalité devant Dieu, contraste avec le désenchantement des sociétés sécularisées.
Enfin, la conversion peut revêtir une dimension intellectuelle et culturelle : certains y voient une réconciliation entre foi et raison, d’autres un moyen de se réapproprier une éthique spirituelle face au matérialisme contemporain. Ce triple mouvement, c'est-à-dire quête de vérité, recherche d’appartenance et volonté de cohérence, explique en grande partie pourquoi l’islam continue d’exercer un pouvoir d’attraction durable, malgré les préjugés et les malentendus médiatiques qui persistent à son égard.
1 Vorwort zum dem Libellus de ritu et Moribus, dans Werke, vol. 30/2, p. 206.
2 La civilisation des Arabes, Gustave Le Bon, éditions La Fontaine au Roy, 1990.